Mon voisin le chieur
Lorsqu’arrive
le vendredi soir, la lourde porte rouge qui indique le 19 rue Cozette à Amiens
tourne difficilement sur ses gonds. La faute aux immondices dont la fente
postale a été gavée depuis le lundi, jusqu’à régurgitation. Ces prospectus publicitaires qui étouffent la planète en la privant de ses forêts font désormais barrage pour m’empêcher de rentrer chez moi.
Au milieu des catalogues de promo, des cartes de rebouteux et des
tracts électoraux se glissent parfois une facture, un avis d’imposition ou une carte postale… L’usage entre locataires
veut que le premier levé dispose le courrier de
chacun par piles sur les marches de l’escalier. A ce jeu,
c’est toujours moi qui ai la plus grosse. Le petit cérémonial illustrerait à
merveille les liens de bon voisinage que les escaliers étriqués des maisons amiénoises peuvent contribuer à nouer. Il n’en est rien. J’ignore
jusqu’au visage de mes voisins, et le seul que je sois capable de
reconnaître dans la rue est un chieur.
Je ne sais pas grand-chose sur lui. Juste qu’il roule en Nissan. Pas l’un de ses gros 4x4 dont les parkings des CHU sont remplis, mais un petit pot de yaourt couleur mauve, immatriculé dans le sept cinq. Il le gare sous mes fenêtres, sans me demander mon avis, et s’y réfugie le soir pour passer ses appels téléphoniques. Pendant un temps j’ai imaginé qu’il avait une double vie. En fait, le réseau n’atteint pas son deux pièces rez-de-chaussée sans fenêtre donnant sur cour humide (on ne rit pas, j’ai le même !). Sa petite gymnastique m'a permis de construire une image : morne ordonnancement d'une tignasse poisseuse couronnant un corps sans noblesse, un mètre soixante-cinq d'un physique rablé, visage déclinant toute la gamme des gris... En particulier là où, sous ses yeux de cocker, deux énormes cernes creusent des terrils. L’examen du tas de courrier hebdomadaire m’a permis d’en apprendre un peu plus.
Il s’appelle Hakim. Laissez moi vous dire qu’il a tout sauf une tête d’Hakim. C’est
plutôt le genre de mec qu’on a envie d’appeler Gérard. Ou Bruno. Voilà… une
bonne tête de Bruno. Ne vous méprenez pas sur mes intentions. Je n’ai rien
contre les gens qui s’appellent Bruno ! Ne les accablons pas, c’est déjà
bien assez qu’ils aient un prénom de merde. Et encore moins contre ceux qui
s’appellent Hakim. C’est juste que mon Bruno d’en face me fait penser à ce
personnage campé par Gad Elmaleh, originaire du Maghreb, responsable d’une grosse
entreprise et qui commence « une
cure de désintoxication de lui-même » afin de réprimer tous signes
d’appartenance culturelle à cette région du monde.
« Oh allez pète un coup Didier ! », dit un pote à Bruno, qui en fait s’appelle Hakim, mais que nous aurions tout aussi bien pu appeler Gérard (il faut suivre, attention). Bruno venait de nous menacer d’appeler les flics si l’on continuait à faire du bruit, faisant valoir par quelques gestes nerveux ses dix années de boxe française. Bon, il était 2h00 du matin, il bossait sans doute le lendemain, peut-être même dés le matin. Difficile de le blâmer sur le fond. Nous faisions du bruit, c’est indéniable. C'est plutôt la forme qui était agaçante. L'alcool dont nous étions imbibé, l'insouciance d'une chaude nuit d'été et l'envie de chanter les vacances arrivées n'allaient rien arranger pour le dénouement du drame qui se tramait.
En deux ans, Bruno n'était venu cogner à mon huis qu'à deux reprises. A chaque fois pour que je lui prête un tire-bouchon. Un type qui vient m’emprunter un presse-purée, une poche à pâtisserie ou un clou de girofle, je le trouve sympa. Ça sent le gars à l'arrache qui se déchire pour épater son amoureuse. Et à l’évidence c’est aussi un doux rêveur si il pense que je suis le genre de mec à avoir un presse-purée. Bruno lui il vient pour emprunter un tire-bouchon... Et il me fait le coup deux fois en deux ans ! Alors déjà, qu’on n’ai pas de tire-bouchon chez soit, c’est grossier. Mais qu’en deux ans on n’ai toujours pas vu l’intérêt de s’en offrir un, c’est carrément indécent.
Bruno n'aime pas jouer les papillons de nuit. Je ne savais pas encore qu'il prenait un malin plaisir à les écraser. Pour finir il a seulement pété un neurone. Un petit quart d’heure plus tard,
les flics sont venus reformuler de façon beaucoup plus convaincante la requête
que Bruno avait déposé sans réussite. C'était la seule soirée dont il ai eu à se plaindre en deux ans. Il était dans son bon droit, je n'avais rien à dire. J'ai donc laissé passer la bourrasque moralisatrice bleu marine qui s'est alors déchainée, baissant la tête et serrant les dents pour ne pas l'envoyer se faire foutre. Bruno a mis un terme à une soirée remplie de rires, d'amour et de chansons, la veille d'un départ pour la Corse. Il aurait pu y participer pour peu qu’il se soit souvenu de la chaleur et des couleurs de son pays d’origine.