Aurore
Devisant
ma tronche dans la glace d’une salle de bain qui ne pouvait être que la
mienne, je fus convaincu de la nécessité de remédier rapidement et avec
fermeté au comportement séditieux observé depuis quelques jours chez un
groupe de cheveux. Principalement localisés sur la crête nord de mon
crâne, les renégats semblaient décider à y installer leur quartier
d’hiver. Et prenant leurs aises, ils s’étaient mis en tête de coloniser
la mienne, au prix des pires facéties et au mépris du ridicule dont ils
m’affligeaient. La menace des dents acérées d’un vieux peigne de corne,
pourtant affamé de n’avoir plus quitté le fond de son tiroir depuis des
mois, n’eut aucun effet dissuasif sur les mèches rebelles. Elles
continuaient à se montrer réfractaire à toute autorité, que celle-ci
soit appliquée avec la délicatesse d’un gant légèrement humidifié ou la
fermeté du poing rageur qui s’y glissait.
Cela
faisait plusieurs semaines que je dédaignais les nombreux salons de
coiffures qui jalonnent mes promenades. Sans doute essentiellement par
flemme mais peut-être inconsciemment à cause des vestiges d’une peur
enfantine. Je vous entends rire. Lorsque vous aviez 5 ans, peut-être
était-ce votre maman qui s’occupait de vos bouclettes. Sans doute pas
un ratiboiseur de l’armée de Terre à la retraite. Il aimait faire
glisser la lame de son vieux rasoir sur sa paume calleuse. Et alors que
je fixais, apeuré, le va-et-vient mécanique des ciseaux sur le crâne
d’une autre victime humiliée, il eut envie de me faire une confidence :
parfois, il lui arrivait de trancher malencontreusement des lobs
d’oreilles. A cet âge là j’étais encore assez peu réceptif au second
degrés et il est probable que notre coiffeur n’a jamais réitéré cette
blague tant les hurlements terrifiés qui sortaient de mon gosier
rendirent son labeur des plus pénibles.
Le
premier contact avec le monde capillicol fut donc assez traumatisant.
Et depuis, combien de types déguisés en cosmonautes - sculpteurs de
l’éphémère comme ils se plaisent à s’appeler - auront tripatouillé la
jongle délicate de mes cheveux de leurs grosses paluches embagousées ?
Pour toutes ces raisons, je refuse désormais de pénétrer dans un salon
de coiffure à la légère. Aurore… comment vous dire ? Ce n’est pas
seulement la promesse d’un matin radieux, mais tellement plus que ça.
Aurore est une espèce de déesse de la coiffure, cette coiffeuse idéale
que tout homme espère un jour, recherche parfois sans même oser la
trouver. Et bien je vous l’affirme : elle existe et je l’ai rencontrée
! Entre ses doigts délicats, une tondeuse équipée d'un sabot de seize
devient un objet d'une sensualité déroutante. Les séances de shampoing
deviennent des symphonies aux plaisirs subtils, pendant lesquelles on
se laisse bercer par les entrechats sensuels de ces mains qu'on
jurerait guidées par Dieu en personne. Aurore, c'est cette coiffeuse
dont les compétences en " capillologie " sont telles qu'on préfère
trainer la tronche de Bill Gates pendant des semaines plutôt
qu'imaginer lui être infidèle !
« Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui ? »
Ah
cruelle ! Quelle proposition pleine de promesses ! J'entrevois déjà de
lointains horizons baignés de soleil où tout semble permis, où les
règles s'effondrent face au champ des possibles. Mais fais ce que tu
veux Aurore ! Coupe moi les pattes ! Fais moi une raie au milieu, sur
le côté, une brosse, une permanente ou une banane... Laisse moi être
ton jouet, ta chose ! Peint moi les cheveux en vert, en rouge, en bleu.
Pour toi, j'oserais la gomina italienne, le shampoing américain ou la
nuque à l'allemande.
« Je vous met un peu de gel ? »
Vide
la bouteille si tu veux ! Badigeonne ma tête de cette glu immonde aux
relents de fraise tagada. Peut-être un de tes faux ongles sera piégé
dans cette tignasse poisseuse que tu te plais à malaxer. Sais-tu Aurore
qu'après chacun de nos rendez-vous, depuis cinq ans que nous nous
fréquentons, je file me foutre la tête sous l'eau ? Non pas pour calmer
cet afflux sanguin qui fait battre mon cœur, mais pour effacer cette
tête de Playmobil que tu te plais à me sculpter de tes doigts mutins.
De retour à Rennes pour les vacances scolaires, je décidai donc de confier une fois de plus mon scalp à la Vénus aux ciseaux :
« Bonjour serait-il possible d'avoir un rendez-vous avec Aurore dans l'après-midi ?
_ Ah elle ne travaille plus chez-nous. Son copain travaille à Bain-de-Bretagne et elle a ouvert un salon là-bas... »
Aurore...
mon loukoum, mon sushi, ma petite mésange des bois... Pendant toutes
ces années tu as eu la délicatesse de ne jamais évoquer l'existence de
cet imposteur. Et voilà qu'aujourd'hui il t'oblige à t'enterrer au fond
de la Bretagne pouilleuse, et qu'il te garde jalousement dans sa
retraite déprimante. Mais je viendrais, fier et chevauchant un destrier
impétueux, t'en arracher comme aux griffes du dragon.
« Bon ba ça sera Stéphane à 17h30, à tout à l'heure monsieur. »
Le retour au pays scelle aussi parfois la fin d'une époque.
« Et puis ça fera 21 euro aussi. »
Ouais parce que le tarif étudiant aussi il appartient à une autre époque...